Elle cogne, elle cogne dans ma tête, cette chanson incessante, comme une berceuse malgré la violence de ses termes. Je détaille le visage parfait, presque autant que celui de mon épouse, de Tarek.
Mais moi j'ai le droit quand tu te réveilleras... Oui, j'ai le droit de te faire ça quand tu te réveilleras... Le droit d'ouvrir tes jambes quand tu te réveilleras... Oui, j'aime ça ! Le goût du lait sur ta peau, j'ai le droit...
Il dort paisiblement, blotti contre son oreiller, la brise de la plage jouant entre ses mèches.
J'ai le droit à tous les endroits, de te faire ça, à tout les endroits ! J'ai quand même bien le droit, oui de te faire ça. Oui, j'ai le droit oui, de te faire ça...
Je retire les écouteurs de son téléphone portable qui, dans mes tympans, font résonner les mots cruels et semblants sur mesure de Nicola Sirkis. Entendre ma langue maternelle me rend nostalgique. Un dernier regard pour le petit prince roux, un puissant effort mental pour résister au désir qu'il inspire à tout le monde, et je suis debout sur le sable, savourant le contact brûlant et faisant jouer entre mes doigts le billet de retour en avion. Il croyait vraiment que je resterai ? Ils sont tous confortés dans l'idée que je suis un "gentil démon". En réalité, je préfère la lente torture psychique à la violence physique. C'est tellement jouissif de les reconquérir ensuite...
Le tarmac s'éloigne rapidement. Je perds mon regard dans les nuages, guettant le bon moment pour m’éclipser par un hublot. Les hôtesse sont mignonnes, tiens.
Je vogue. Sous l'envergure de mes ailes, l'océan rageur s'étend. J'attrape les pans de brume cotonneuse qui passent à ma portée, et je me laisse tomber à pic, plumes repliées, goûtant la saveur du vent qui siffle autour de moi avant le choc brûlant. L'eau s'engouffre sous mes vêtements, mes cheveux, et j'ouvre lentement les yeux. Il fait sombre. Ma chemise flotte, spectre inquiétant dans ce noir profond. Seule la lumière de la surface se reflète sur ma peau qui ne cloque pas.
L'air agresse mes poumons. Je sèche mes ailes d'une longue flamme aussi brune que mon âme, et décolle dans un geyser d'étincelles. Je sais qu'elle est en train de donner naissance à son fils. Je sais que j'apprécie cet enfant. Mais jamais je ne pourrais l'aimer vraiment. Il est la chose qui m'a convaincu de me laisser enchaîner, seulement voilà. Je brise mes liens, encore et encore. Je fuis, je met le feu, j'embrase tout sur mon passage à la manière d'un dragon nordique. Mon nom n'est pas un hasard... Mon "nom". Celui que mon père m'a donné.
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"Laenan ! Viens vite voir, j'ai attrapé un poisson !" Je m'élance, mes longues tresses brunes flottant dans mon sillage. L'herbe voltige sous mes pieds alors que je cours, les yeux pétillants de joie. Ma petite sœur de treize ans brandit une truite tachetée de rouge, et mon frère me tend les bras un instant avant que j'y bondisse. Ses mains posées sous mes aisselles, il me fait tournoyer. J'écarte mes bras et mes jambes, ravi, et un rire doux et aigu transperce la forêt. Rien ne devrait pouvoir briser cette harmonie. Et pourtant... "ENISH ! LÂCHE CETTE BÊTE TOUTE DE SUITE !!" Mon frère sursaute, et je tombe violemment dans l'eau. Un hurlement déchirant franchit mes lèvres, et je saute hors du ruisseau, le fixant comme un chat mouillé. Mes jambes me font atrocement souffrir. Kala tend sa main vers moi pour m'aider, mais son père l'attrape et la tire à l'arrière. Enish porte une marque de gifle bien visible sur les deux joues. Je mords ma lèvre inférieure, blessé bien plus profondément que sur mes jambes, et une larme rouge roule sur ma joue rebondie. Alors je vois un brin de peur passer dans les yeux de ma sœur et elle recule vivement. Crissement infernal de l'herbe dans mes oreilles, et je fuis comme une flèche entre les hêtres. Et je heurte un tronc à pleine puissance. Éjecté vingts mètres en arrière, le front en sang, je vois tournoyer le ciel et puis c'est noir. Le sang coule sur ma peau, et l'image de Kala me revient. Ça fait mal.
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"Laenan"... "Faon". "Amarok". "Profanateur"... Parfois je me sens fragile sur mes jambes, je fuis tout droit, je file. Parfois je détruis tout comme ça, j'explose les objets et les gens entre mes doigts. Je ne sais pas qui prime, Laenan ou Amarok. Moi avant, je n'en parle jamais. A Tarek, à Lydia, à Maël... Jamais. A mon fils, je ne dirais rien non plus. Ce fils. Le deuxième que je connaîtrais un peu. Johan, l'aîné de mes enfants, a lui déjà rejoint les rangs de Kaèr. Croit elle vraiment qu'elle est unique, qu'elle m'offre quelque chose d'unique ? Johan, je l'ai porté dans mes bras à la naissance, il y a plus de 2 000 ans ! Je me rappelle ses yeux pleins de vivacité, son sourire quand il poursuivait les papillons, ses cris fous de joie quand il m'apercevait rentrant des champs et venait bondir entre mes bras fatigués de pousser la charrue. Je revois son visage et la position de bras, levés vers le ciel, alors que je mettais son poney au galop au bout de ma longe. Ce poney que j'avais payé de mon sang... Et sa mère, ses grands yeux noirs, ses cheveux emmêlés, sa robe tachée de farine et son air paisible et heureux. Et les légionnaires romains, montés sur leurs chevaux de mort, fondants sur la ferme tels des oiseaux de proie. Et leur force, leurs muscles solides qui leur donne le droit de ma tenir la tête dans le sable, d'étouffer mes hurlements et mes pleurs entre leurs bras ; de la ravager sous mes yeux, de prendre mon fils. Ses petites mains tendues vers elle, vers moi, sa bouche ouverte dans un cri désespéré alors qu'ils l'emportent loin d'ici, me laissant à moitié mort devant le porche, et elle baigne dans son sang, sa robe déchirée comme des ailes lacérées autour d'elle. Et mes os brisés, et mon sang qui s'enfuit. Et l'attente jusqu'à ce que je puisse me venger, et mon fils disparu, que je ne revois plus qu'en souvenir. Sentir qu'une créature comme moi ne trouvera jamais de vie normale, ne pourra jamais se laisser vieillir auprès d'une femme et se donner la mort peu après elle, voir ses enfants grandir en riant au milieu des poneys et des poules, poursuivre le lapereaux. J'engendre la haine. Ma chair est imprégnée de haine. J'ai haï mon beau père. J'ai haï mon père. J'ai haï les soldats. Haï les bêtes. Haï les humains. Puis les Elfes. Et puis le monde. Les mondes.
"Mais maintenant tu m'as..." dirait elle. Non. Je m'ait. Moi. Mes souvenirs secrets, intimes. Et je te connais, et tu ne me connais pas. Personne ne me connaît. Je dessine dans mon âme des fresques, je bâti des villes avec mes songes, et la nuit je cours vers eux, je fait tourner mon petit dans les airs, et Clelia qui applaudit. Je suis navré, reine des elfes. Je l'aimais. Elle me connaissait, elle était fille de celui qui m'avait pris sous son aile, j'étais humain à ses yeux. C'était mon seul secret, ma nature. J'avais à peine 239 ans... C'était avant que je découvre que je charmais les dragons comme des serpents. Mon propre cousin...
J'atteins Milwaukke tard, très tard. Dans notre lit, elle dort. Dans le berceau, je perçois le mouvement de la poitrine de mon enfant. La chair de ma chair, et pourtant c'est son fils. Je le veux, mais il m'effraie. Je ne veux pas appartenir. Je veux brûler au plus profond des Enfers, brûler à jamais sans penser. Je quitte la fenêtre, errant dans la ville, les mains dans les poches. Pendant ce temps, elle reste encore seule. Et je bois, je trompe, je danse dans les parcs, bras dessus bras dessous avec des gens que je connais pas. Je compte les étoiles luisantes, et je pense à elle, à ce petit prince de la terre qui doit rêver de se couper les artères et n'ose pas, assis sur son grand blanc, tous deux des larmes ravageant leurs beaux traits de porcelaine. Et je ne reviens pas. Je me laisse tomber sur une pelouse déserte, et l'alcool fait tourner le ciel et les branches dans mon champ de vision, et je ferme les yeux pour échapper à la douleur sous mon crâne. Et je m'endors comme ça... Absent.